- ART ET MATHÉMATIQUE
- ART ET MATHÉMATIQUEIl semble bien que l’activité mathématique a toujours sous-tendu la création artistique, tout d’abord en ignorance de cause, puis intuitivement, enfin consciemment. Et, plus directement encore, à des fins heuristiques.Dès les premiers essais de représentation de l’animal et du corps humain, l’homme a été aux prises avec l’idée simple de symétrie. Les premières représentations de l’animal concernent des espèces construites – en apparence – symétriquement par rapport à un plan. Il en est de même du corps humain. L’anatomie détruit cette vision qui n’est pas véritablement intégrée dans l’art avant les Temps modernes. Rapidement la notion de symétrie est – à l’époque historique – étendue à la composition elle-même. L’ordre de cette symétrie s’élève peu à peu, des variations s’y introduisent, assez nombreuses et profondes pour que, en première lecture, on en vienne à penser que les références à la notion de symétrie sont détruites. On parle alors, depuis la Renaissance, d’équilibre de la composition, ce qui affirme implicitement le rattachement général à l’univers de la symétrie mais cette notion ne pouvait être ni conçue ni exprimée avant que ne soit née l’idée d’utiliser les mathématiques pour bénificier de leur pouvoir.L’homme, d’autre part, est assujetti à des rythmes biologiques qui scandent son action. Le phénomène poétique oral est si directement lié à la respiration que Claudel a pu considérer l’alexandrin comme « trop court » et définir le vers véritable comme la chaîne linguistique sonore susceptible de s’inscrire exactement dans son cycle respiratoire personnel. Marche et respiration proposent l’idée de répétitivité et – liées – les notions de vitesse et d’accélération. Poésie et musique les intègrent.On peut dire très schématiquement que l’inspiration des arts plastiques est principalement géométrique alors que celle de la musique est déjà sous-tendue par une pensée arithmétique, voire directement algébrique. Aussi la pensée musicale a-t-elle très vite atteint un niveau d’abstraction supérieur. Le recours conscient aux mathématiques – utilisées de façon rationnelle et non simplement artisanale – est, à notre époque, le fait des musiciens. Les autres arts s’efforcent maintenant, comme l’avait déjà fait remarquer un philosophe du XIXe siècle, d’atteindre la condition, le statut mathématique de la musique.Dans un domaine tel que l’architecture, l’homme a toujours intégré dans sa réflexion « de la mathématique ». Mais c’était de façon très intuitive, par exemple dans la mesure où il a dû tenir compte de la résistance des matériaux. La partie véritablement mathématique de sa réflexion est assez simple. Pas plus en architecture que dans les autres arts, l’homme ne construit ce que nous nommons, à notre époque, une axiomatique: on se borne souvent à utiliser le nombre d’or.Même à notre époque, la formalisation de l’activité créatrice architecturale est simple. La pensée de l’architecte est mathématiquement plus complexe quand elle s’exerce dans le domaine de la logistique, mais l’élaboration artistique ne doit rien à cette utilisation.Pour bien montrer la situation des rapports de l’art et des mathématiques il faut, semble-t-il, distinguer trois cas principaux: la littérature, les arts plastiques, la musique. La littérature est la plus ambitieuse dans ses déclarations. Les arts plastiques font principalement appel à l’informatique. La musique intègre dans sa réflexion critique et ses méthodes de création une pensée mathématique complexe et rigoureuse.1. La littératureIl semble que jusqu’à présent l’utilisation des mathématiques dans les différents arts ait répondu à des motivations assez différentes. De façon générale, les notions mises en œuvre par les musiciens sont plus complexes que les notions auxquelles les écrivains ont eu recours.Pour les musiciens et les plasticiens, la mathématique est un instrument. Pour les écrivains, et particulièrement Raymond Queneau, la littérature idéale serait atteinte si elle était purement démonstrative. Et si, d’autre part, elle atteignait une réflexivité complexe, totale et « à tiroirs ». Si, enfin, elle devenait, en conservant une logique – quelle qu’elle soit – stricte, indépendante de toute sémantique « non proprement littéraire ».Une telle attitude revient presque à dire que tout énoncé mathématique pourrait revêtir deux formes: soit une forme « mathématique », soit une forme « asymptotiquement » mathématique, la littérature n’apparaissant que dans les cas où le caractère asymptotique résulterait d’un traitement sémantique convenable du langage. La démarche n’exprimerait, ou tendrait à n’exprimer, qu’elle-même. Ce qui revient à supposer que le langage non mathématiquement formalisé peut se doter des pouvoirs de la formalisation. Le pas suivant serait l’élaboration d’un langage littéraire formalisé « selon la mathématique ».Aller au-delà serait adopter la symbolique mathématique elle-même en la détournant de sa définition stricte. Une utilisation « conforme » supprimerait toute littérature. Si l’expérience est théoriquement concevable, et si, par conséquent, il est possible d’en engager la poursuite le cas échéant, une scission se produirait séparant en deux blocs incompatibles – esthétiquement, intellectuellement et « sensiblement » – les lecteurs.Si certains écrivains témoignent ainsi de préoccupations spécifiques très élaborées, le recours concret à des instruments mathématiques peut être considéré comme assez simple.La tentation des écrivains ne concerne alors que le respect d’une axiomatique sans viser à intégrer totalement la déduction. Tentation qui se ramène souvent au respect d’un système de contraintes ou « arbitraires » ou calquées sur une structure mathématique que l’on considère comme impérative.L’avertissement que Jacques Roubaud a rédigé pour Mesura (1975) est explicite à cet égard: « Si le poème en prose peut emprunter sans dommage des bribes et des cadences à la métrique qui le baigne, la prose en poésie , en revanche, dont on offre dans ce qui suit un exemple, se doit de répudier toute soumission régulière; ce qui ne peut être atteint que par la soumission à une contrainte du type de celle qui joue ici. Nous remercions le nombre pi , en ses mille premières décimales. »En fait, Roubaud utilise ce que l’on pourrait nommer une « loi d’irrégularité » et, pour rendre sensible au lecteur la contrainte qu’il adopte, il sépare chaque fragment par des barres inclinées. Il suffit au lecteur curieux de compter, ligne par ligne, les fragments ainsi déterminés. Queneau, « mathématicien amateur », cédait au vertige des mathématiques. Roubaud, mathématicien, réserve son pouvoir d’analyse mathématique à l’examen des travaux d’autrui et se contente de soumettre le flot poétique qui le hante à des contraintes très simplement exprimables.En 1961, Raymond Queneau publie Cent Mille Milliards de poèmes . Il s’est borné, pour les obtenir, à écrire dix sonnets – chacun illustrant un thème simple – dont les finales sont, dans tous les cas, à quelques libertés orthographiques près, ise , eaux , otte , in , oques .La structure grammaticale est stable, ce qui permet de substituer tout n -ième vers d’un sonnet au n -ième vers de n’importe quel autre sonnet. On peut donc ainsi composer 1014 sonnets différents. Chaque page du livre est découpée en lamelles horizontales porteuses, chacune, d’un vers. Il suffit d’ouvrir le livre et de glisser sur ou sous les feuillets un signet, une règle plate, etc. pour déterminer un texte parmi les 1014 textes possibles.Georges Perec, dans Alphabets , part d’une constatation: par ordre de fréquence décroissante d’apparition, dans un texte français, les dix lettres les plus utilisées se présentent dans l’ordre constitutif du mot esartinulo .Séquence poétique par séquence poétique, Perec considère l’ensemble de ces dix lettres auxquelles il adjoint, successivement, une des seize autres lettres de l’alphabet: esartinulo + b esartinulo + c , etc., soit onze lettres par séquence.L’élaboration du poème comporte trois phases:1. Constitution d’un carré – onze sur onze – tel que l’ordre retenu des lettres, en lisant successivement les lignes de haut en bas et de gauche à droite, soit constitutif d’une suite de mots signifiants. Le rejet est admis. Chaque ligne doit obligatoirement comporter, dans un autre ordre, les onze lettres constituant esartinulo plus la lettre extérieure à cet ensemble.2. Mise en évidence du texte du poème par adjonction de signes de ponctuation et séparation des lignes définitives.3. Mise en page. La page comporte donc toujours deux graphismes sur un fond blanc à surface dominante: le bloc onze sur onze et l’organisation textuelle définitive. Le bloc est présenté sous forme d’un rectangle dans le rapport 5 憐 3. Bloc et texte occupent des places variables.Chaque combinaison de esartinulo + 1 lettre est considérée 11 fois. Le recueil comporte donc 176 poèmes (16 憐 11).Il faut préciser que, exceptionnellement, le bloc esartinulo est organisé en quenine d’ordre 11, la forme de la quenine étant une généralisation, due à R. Queneau, de la sextine, inventée par le troubadour Arnaut Daniel.On peut, au passage, signaler que la pièce de théâtre de Georges Perec, L’Augmentation , est construite sur un graphe que propose à la vue le décor.Michèle Métail organise des « parcours » complexes que l’on ne pourrait représenter par un seul graphe, car le poème-parcours (l’expression n’est pas proposée par Michèle Métail) s’exprime sur deux plans. L’idée initiale est d’ordre topographique: la lecture d’une carte à très grande échelle. Michèle Métail procède à des regroupements terminologiques des noms de lieux figurant sur la carte. Le principe du regroupement est systématique: tantôt l’emporte la constatation d’une affinité sémantique, tantôt la considération de rapports d’ordre phonétique, etc. Il importe donc de rester dans une aire linguistique dotée d’unité et de cohérence, donc dans une aire limitée. D’où le choix d’une carte à grande échelle.Les rassemblements linguistiques réalisés, Michèle Métail organise graphiquement le poème en reliant les « îlots » signifiants par un jeu de flèches qui invite le lecteur à une promenade de longueur et de durée variables selon qu’il évite – par chance – les culs-de-sac ou s’y précipite. Toute autre lecture indépendante du jeu est, bien entendu, possible.Un tel exemple propose un entrelacs complexe de contraintes de principe et de liberté de choix.On pourrait multiplier les exemples de préoccupations similaires qui occupent, dans la création littéraire contemporaine, une place très importante.2. La peintureAinsi qu’il a été dit plus haut, c’est au XXe siècle que se développe l’utilisation des mathématiques à des fins de création artistique, principalement à partir de 1950. C’est notamment le désir d’utiliser l’ordinateur qui a conduit un certain nombre d’artistes à rechercher une éducation mathématique.Les motivations des artistes sont néanmoins très diverses. Pour les uns il s’agissait de chasser, dans toute la mesure du possible, la subjectivité. Lier des éléments affectifs à des notions quantitatives paraissait la meilleure façon d’y parvenir. Vera Molnar publie en 1980 Un pour cent de désordre . Ce recueil composé de vingt planches carrées de petit format propose l’introduction systématique de 1 p. 100 de désordre dans une organisation plastique rigoureuse commune à toutes ces planches. D’une planche à l’autre, la « localisation » du désordre varie. L’artiste affirme ainsi qu’un ordre total et uniforme est insupportable à la sensibilité artistique; que la présence d’un certain désordre est nécessaire au jeu de cette sensibilité mais que plus le désordre est petit plus la beauté plastique de l’image augmente. Le choix du pourcentage de 1 p. 100 est subjectif. Le credo est que la détermination du pourcentage convenable doit être recherchée systématiquement. C’est ici qu’intervient le recours aux mathématiques. Il ne s’agit aucunement d’affirmer que la beauté supposée ou affirmée d’une structure mathématique serait automatiquement transférée de la mathématique dans le domaine exploré grâce à la mathématique, mais que, sans la mathématique, l’exploration serait impossible. Toutefois, l’organisation initiale totale dans laquelle le désordre mesuré est introduit n’est pas indifférente. Elle implique au moins le recours à des éléments géométriques strictement définis, donc un choix parmi tous les éléments possibles, et la sensibilité de l’artiste ne peut jouer que dans un domaine constitué d’éléments « mathématiques ». Le traitement effectué, la délectation pure est théoriquement atteinte.L’affinement ne peut être obtenu sans traitement mathématique. Par elle-même, la mathématique ne fournit aucune règle d’affinement. Elle en structure le processus. Le libre jeu de la sensibilité peut donc s’exercer pleinement.Le problème de l’introduction d’un désordre (ou d’un ordre) dans une accumulation d’éléments semblables n’est pas nouveau. C’est à notre époque que certains esprits en rationalisent l’examen. Carpaccio, Uccello, Fouquet, dans certaines de leurs œuvres, ont accumulé, et plastiquement rapproché (cf. pl. couleurs), des mitres, des lances, ou des armures, au sens où Vera Molnar juxtapose et superpose, quasi jointivement, des systèmes de carrés emboîtés pourvus du même système de symétrie. Monfred Mohr, qui utilise plus volontiers le cube que le carré, n’agit pas autrement.Mais l’attitude de certains artistes diffère assez nettement de la démarche précédemment définie. Le graveur Patrice Jeener considère « pour leur beauté » des surfaces minimales, et ses œuvres résultent des oppositions engendrées par le rapprochement de la représentation rigoureuse de telles surfaces et des réactions subjectives de l’artiste devant la représentation purement mathématique. Toutefois, on ne saurait considérer la représentation graphique comme un donné objectif valable pour tous. Les dimensions de la feuille limitent la portion observable de telles surfaces. On peut décider de ne représenter qu’une partie de la surface choisie sans utiliser toute la surface de la feuille. La surface minimale représentée peut être différemment orientée. La subjectivité de l’artiste décide parmi ces différentes possibilités, et le choix résulte d’une prise de conscience intuitive du moment où l’artiste « sent » que ses réactions plastiquement exprimables passent par un optimum. Il serait dangereux de dire que l’artiste a été directement sensible à une beauté purement mathématique. La représentation graphique, « incarnation » de structures algébriques, est déjà interprétation. D’autre part, les surfaces minimales retenues par Jeener ne figurent pas dans un catalogue, qui serait impossible à dresser. Leur obtention résulte d’études algébriques préalables conduites sans considération d’esthétique algébrique. Elles sont exploration pure. Il en résulte que, dans les cas où Jeener s’abstient de toute réaction, la proposition de la seule représentation mathématique n’est jamais celle d’un ready-made au sens de Duchamp. L’objet retenu ne préexistait pas et ne saurait donc, par son isolement, par son « dépaysement », avoir été détourné d’une quelconque finalité utilitaire, esthétique ou gratuite. Si pour Vera Molnar le traitement mathématique n’intervient que lorsque la structure géométrique initiale a été fixée, le traitement mathématique de Jeener est premier chronologiquement. Ce traitement est l’exploration d’un domaine, ici celui des surfaces minimales, à l’exclusion des autres. L’attention portée au champ algébrique ne concerne que ses conséquences relatives à la représentation géométrique. On interroge l’algèbre afin d’engendrer des surprises, des découvertes plastiques. Certes, Vera Molnar attend découverte et surprise de l’utilisation de l’algèbre – et de l’informatique –, mais l’attente résulte de l’emploi et non de l’interrogation de l’instrument mathématique.La réaction de Jeener se décompose en deux temps nettement séparés. En premier lieu le choix d’une surface minimale support d’impulsion. Dans un deuxième temps la recherche artisanale d’une expression graphique en accord – complémentarité, refus, contraste, écho, et même ornementation constituant des accords – avec la représentation mathématique.Une troisième tendance peut être considérée dans les travaux contemporains; elle est exprimée, notamment, par les travaux du groupe SPACE constitué par Jean Allemand, Maxime Defert et Michel Guéranger. Michel Guéranger a réuni une partie de ses travaux sous l’appellation très heureuse de « mathématiques errantes », exprimant ainsi la liberté, l’arbitraire et la discrétion (au sens mathématique) du recours à l’instrument mathématique constitué par une géométrie, euclidienne dans son essence, mais toujours contrariée, détournée, afin de placer le spectateur en état d’interrogation permanente. Pour le groupe SPACE, la forme de référence est le parallélépipède, et c’est le jeu de perspectives incompatibles qui, le plus souvent, amène à considérer d’autres volumes.Entre Vera Molnar et Jeener existent des différences d’attitude à l’égard de l’algèbre utilisée ou interrogée. SPACE ne considère que la géométrie. Rien dans les œuvres des deux premiers ne peut être rattaché directement à un environnement de l’œuvre. Tout, dans les œuvres de SPACE, propose au spectateur un « connaissable » déshumanisé. La géométrie est ce qui permet au spectateur de passer du « reconnaissable » (les formes géométriques) au « connaissable » (l’univers proposé). L’emploi de l’instrument mathématique – ici la géométrie euclidienne – répond donc à une finalité sans rapport avec ce qui, pour Vera Molnar ou Jeener, est finalité. SPACE a besoin de la couleur; Jeener, graveur, n’utilise que le noir et le blanc; Vera Molnar, peintre, n’utilise que l’aplat, si la couleur lui est nécessaire. SPACE, coloriste, utilisateur de l’aérographe, superpose, en transparence, les couleurs. Dans l’esprit de SPACE, la géométrie aménage des voies d’accès, pour le spectateur, à un univers où celui-ci constate l’impossibilité de sa présence. L’utilisation de la géométrie, techniquement indispensable, est alors purement thématique. Pour dire la vacuité du monde, un peintre tel que Leproust montre un univers privé d’êtres humains, mais cet univers n’est pas totalement hostile, par essence, à la présence humaine. SPACE utilise la géométrie pour montrer un univers où toute échelle commensurable avec l’échelle humaine n’est pas déterminable. Univers concevable par l’homme qui cependant ne saurait s’y mouvoir: le recours à l’instrument mathématique propose un cas de message limite d’exclusion.On pourrait citer d’autres exemples, mais les cas ici retenus explorent et cernent le champ des expériences diverses.3. La musiqueDans le domaine de la musique les choses se présentent différemment, car elle est, par définition, un domaine où règne la mesure.C’est dans ce domaine que l’on peut constater l’usage le plus significatif de l’outil mathématique. L’histoire en témoigne. Toutefois, il faut distinguer deux usages. Le musicien a toujours exercé une activité inséparable du maniement des nombres. Les grands compositeurs ont toujours su que l’architecture musicale traduit, dans le domaine des sons, la structuration du temps, mais le résultat musical a toujours occulté le processus d’élaboration de la musique. Ils ont utilisé le nombre comme une aide indispensable, comme un support de leur activité créatrice, sans rattacher directement la musique à l’émergence, à l’« incarnation » dans le domaine des sons de structures mathématiques complexes. C’est dans la seconde moitié du XXe siècle qu’il a été pris conscience de cette évidence et qu’un certain nombre de compositions ont été réalisées par transplant dans le domaine des sons d’une chaîne mathématique préalablement construite. Ce n’est pas dire que l’on peut délibérément inscrire dans ce domaine n’importe quelle construction mathématique. Les contraintes (limites des sons audibles, registre des instruments, etc.) fixent un domaine et proposent ce que l’on pourrait appeler un « fonds » structuré.Il faut préciser que le recours conscient aux mathématiques ne concerne ici que la composition musicale et non l’usage des mathématiques faites par le physicien, l’acousticien, l’ingénieur, le facteur.Il semble que l’idée de transplanter une structure mathématique dans le domaine sonore a été précédée par la tentation d’utiliser l’ordinateur. Il s’agit en effet d’une tentation. Au cours des années 1950, l’idée est venue que l’ordinateur pourrait permettre de gérer un stock de notes; que, s’inspirant des services qu’il rendait déjà dans le domaine économique, on pourrait l’utiliser pour élaborer de la musique et que l’on pourrait alors considérer une quantité d’informations très grande. La séduction ne provenait pas de l’informatique mais, un peu naïvement peut-être, de l’ordinateur. Sollicité par le compositeur, l’informaticien proposait – en fait imposait – au compositeur de se doter d’une formation mathématique ou de parfaire celle dont il disposait. Ce n’est pas par hasard si Iannis Xenakis – architecte et ingénieur – figure parmi les créateurs de la musique mathématique contemporaine.L’activité mathématique et l’activité informatique des compositeurs sont donc liées. Dès 1960, un certain nombre de compositeurs utilisent – de différentes manières – l’outil mathématique: le groupe de musique algorithmique de Paris (Pierre Barbaud, Roger Blanchard, Janine Charbonnier), Michel Philippot, Jean-Claude Risset, Iannis Xenakis notamment.Un excellent exemple de transposition de modèle mathématique dans le domaine de la musique est fourni par le Septuor (Mm/d 2) in memoriam Isaac Newton de Michel Philippot. Afin d’établir une relation entre chacun des éléments de la formule Mm /d 2 et un nombre égal d’éléments musicaux, Michel Philippot détermine une liste de correspondances:1. La formule de Newton impliquant la notion de corps, les corps sont représentés par de courtes formules mélodiques.2. Une formule mélodique est dotée d’une masse fictive en la rendant proportionnelle soit au nombre d’instruments qui vont l’exécuter, soit à une certaine « importance » musicale.3. Deux formules mélodiques sont considérées comme plus ou moins distantes suivant que leur ressemblance est plus ou moins faible.4. Une formule mélodique est dite en mouvement lorsqu’elle se déforme.5. Une formule mélodique représente un point dans un espace et peut se mouvoir d’un point à un autre.6. La vitesse de déformation des formules mélodiques obéit aux lois de la mécanique classique.Un certain nombre de définitions préalables fixent le nombre des notes constituant chaque formule mélodique (5) et limite à trois catégories (ascendant, descendant, unisson) la nature des intervalles considérés, ce qui fixe le nombre des formules mélodiques possibles à 81 = 34, soit tous les nombres possibles de 0000 à 2222 dans le système de numération à base 3.Les 81 points de l’espace ainsi déterminés peuvent être disposés en les réunissant, deux à deux, par leurs relations de ressemblance. On obtient un treillis dans lequel la non-transitivité est mise en évidence.L’ensemble des calculs, qu’il est impossible d’exposer ici en détail, s’apparente donc à un calcul de simulation de mécanique céleste.Si les mathématiques peuvent être utilisées par le compositeur pour construire une œuvre, elles peuvent aussi être utilisées pour analyser les œuvres déjà construites, quelle que soit la méthode de composition adoptée.En 1968, Pierre Barbaud écrit La Musique, discipline scientifique. Introduction élémentaire à l’étude des structures musicales en utilisant la théorie des groupes et la théorie des graphes. L’ouvrage est particulièrement important: il invite à penser de façon nouvelle et générale l’ensemble des connaissances intitulées harmonie, fugue, contrepoint, etc. dont l’enseignement retardataire ne montrait en rien l’unité.Dans tous les cas, qu’il s’agisse de musique, de littérature, d’architecture, d’arts plastiques, la mathématique fournit une aide à la création en permettant, notamment, de mieux contrôler tous les éléments mis en œuvre. Elle ne fournit pas, par elle-même, de recettes d’élaboration des œuvres. Elle rationalise les méthodes de création. Elle confère sa rigueur aux processus créatifs. Loin d’aliéner la liberté du créateur, elle élargit ses possibilités d’action, sans rien lui dicter. C’est l’artiste qui fixe son axiomatique et qui la met en œuvre.
Encyclopédie Universelle. 2012.